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Diplôme de paysage . ensapBx . Marie Bretaud & Helena Le Gal

Du paysage vécu à l'affect des lieux

 

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En plongeant dans les définitions fondamentales contemporaines du terme « paysage », nous posons ici les bases d’une approche psycho-paysagiste. À travers les notions d’ordinaire, de vécu et d’affect, il s’agit de cheminer dans les représentations et les émois individuels, de mettre des mots sur des rapports aux lieux, des affections. À l’issue de ce positionnement, nous mettons en place une méthodologie de retranscription et d’analyse des données que nous récoltons, en vue de pouvoir mieux les dépeindre par la suite.

Paysage ordinaire

 

Ordinaire vient du latin ordinarius, de ordo, ordinis : l’ordre. On retrouve dans ordinaire la notion d’ « un retour régulier et conformément à l'ordre ». Ordinaire désigne donc, dans la définition du Littré, ce « qui est dans l'ordre commun, qui a coutume d'être, de se faire, d'arriver ».

Là où commun (relatif à tous ou au plus grand nombre) se réfère au sentiment d’une globalité, ordinaire se réfère à une régularité qui peut alors être une perception toute individuelle, ouvrant sur une approche plus subjective.

Les paysages ordinaires seraient donc ceux de l’habitude, du quotidien et de la proximité. Ceux au sujet desquels la notion même de paysage est peu évoquée. Le Conseil du Paysage Québécois pointe ainsi la subjectivité même de la notion de paysage quand il définit le territoire : « le territoire […] constitue la matière première; il devient paysage lorsque des individus et des collectivités lui accordent une valeur paysagère ».

 

Notre culture européenne du paysage a déroulé un grand tapis rouge aux paysages jugés spectaculaires ou pittoresques, à travers les hauts-lieux et les paysages remarquables.

Depuis la renaissance, elle est toute basée sur le prima visuel : en représentant des paysages extra-ordinaires (sublimes, romantiques etc…), on force effectivement un rapport de contemplation ; les dernières politiques publiques attachées aux paysages mènent majoritairement à leur protection. Ainsi le sujet européen est rendu observateur ou contemplateur face à l’objet paysage, mais peu acteur, ni collaborateur. Les émotions paysagères restent réservées à des grands paysages, et sont donc de nature spectatoriales.

Ainsi nous manquons d’outils pour évoquer notre environnement ordinaire et sommes peu cultivés quant à la conscientisation de notre rapport actif à ce paysage, tant dans sa dimension anthropique que psychologique. Pourtant il est évident que ces espaces cristallisent les enjeux contemporains de l’habitat et des territoires, vis à vis des formes et de leur esthétique, et vis à vis de l’ancrage des populations (et donc de la qualité du rapport identitaire qu’elles construisent à travers les paysages).

Dans son article, « Le paysage ordinaire, porteur d'une identité habitante », Eva Bigando les considère comme support identitaire d’individu ou groupe d’individus (a contrario des paysage extraordinaires, porteurs d’une identité territoriale : étatique, régionale,…). Elle détermine 3 types de rapports identitaires entre individu(s) et paysages ordinaires. Il y aurait celui du « être nous », qui concerne un paysage porteur d’une identité collective, un paysage sous l’égide duquel se rassemble (ou est rassemblé) une communauté : « les habitants des villes », «  les habitants des lotissements », « nous, habitants de la forêt »… Il y aurait celui du « être soi », qui incarne l’expression d’une identité individuelle d’un « je » habitant dans un paysage, dans le quel il a vécu des moments qui lui sont chers, dans le quel il a grandi etc : « s’y sentir chez soi », « se sentir soi », « c’est mon paysage », « c’est ma vie », un rapport basé sur un sentiment de possession et/ou d’appartenance…

Enfin il y aurait celui du « dire à l’Autre », moins défini par les paysages intimes des individus, mais plutôt par les paysages vitrines, ceux qu’il convient de convoquer, de porter à connaissance, d’exhiber.

Ces trois typologies de rapports démontrent bien l’existence d’une corrélation affective entre individus et paysages, tantôt connivence, tantôt possession, tantôt appartenance, tantôt identification, tantôt vitrine …

Paysage vécu

 

La conception d’un paysage ordinaire, puisqu’elle est dépendante d’une certaine régularité, va varier en fonction des individus ou groupes d’individus. Elle intègre donc le sujet dans sa définition et s’oppose alors à la dissociation sujet-objet (observateur-paysage) traditionnelle, à l’extériorité du spectateur.

Le paysage ordinaire n’est pas un espace objectivé, il naît dans une corrélation, une interaction entre un espace et un individu. De là, l’hégémonie de l’observateur jugeant d’une étendue qui s’offre à sa vue peut disparaître au profit d’un échange, d’une imprégnation.

L’individu fait partie de son paysage ordinaire ; c’est d’ailleurs sans doute pour cela qu’il peut peiner à le concevoir.

 

« Il n’est pas question du « beau » qui reste en surface… les paysages dans lesquels on se plait à se promener ou à habiter sont devenus un milieu, de l’ambiant, prégnant, on y est dans son élément… ce qui fait paysage ne se réduit pas au perceptif, mais se promeut en lieu d’échanges le rendant intensif. » François Jullien.

 

Ainsi le paysage visible possèderait moins de valeur en lui-même qu’il en acquiert culturellement. Le paysage vécu relèverait alors d’une mise en tension entre le monde et des représentations propres à chacun. Il n’est pas mesurable et n’a pas de périmètre fixe, il se raconte par anecdotes, par accumulations d’évènements, de l’intérieur.

 

Le paysage en tant qu’espace vécu serait donc le lieu de la corrélation du « moi » et du « monde », entre physicalité et intériorité.

« Il y a du paysage quand le perceptif se révèle en même temps que l’affectif. » François Jullien.

Affect des lieux

 

« Aujourd’hui, où l’échelle imposée devient mondiale, la vertu du paysage, face à cette ubiquité abstraite, est de relocaliser : non pas en repliant illusoirement sans un particularisme compensateur et pittoresque, mais en réinscrivant du Singulier. Si ce qui fait paysage est qu’il  contient du tout du monde, mais sur un mode unique, ce local lui-même est global, en ne cessant de mettre en interaction et de faire communiquer. Et peu importe alors que le paysage soit fait alors de rues ou bien de vallons ; de cités ou de forêts. Mais ce qui compte c'est que s’y tissent des polarités multiples qui mettent du monde en tension et le sauvent de l’uniformisation qui le menace, condamnant à l’ennui par atonie ; et par suite le livre à l’indifférence. Car la vertu du paysage est qu’il donne à découvrir, à rencontrer, jusqu’à ce que cet Extérieur se mue en «  le plus intérieur » (que notre intériorité balisée) » François Jullien.

 

Dans le cas d’un rapport affectif entre homme et paysage il nous semble indispensable de convoquer cette notion de paysage vécu. Elle permet d’envisager le rapport homme-paysage, non pas dans une dissociation sujet/ objet mais bien dans l’interrelation qui en naît. Le paysage vécu ne résiderait donc pas dans la montagne que l’homme regarde, par exemple, mais bien entre la montagne et l’homme : il est à la fois ce qui les lie et ce qui les englobe.

 

L’analyse de ces interrelations entre individu(s) et paysages ordinaires nécessite la prise en considération de l’individu au même titre que son paysage, de manière égale, afin de pouvoir rendre compte de situations le plus justement possible.

 

Enfin, il est à constater que la géographie des affects varie suivant les interrelations en présence. Afin d’éclaircir l’amalgame potentiel entre « lieu » et « paysage », nous considérons ici le lieu comme un espace situé, sur lequel les individus opèrent des projections, des usages etc, et le paysage comme la résultante d’une corrélation entre lieu(x), individu(s) et représentation(s). 

 

Nous définissons ici l’affect non pas comme un synonyme de sentiment ou d’émotion, mais comme l’état de sensibilité préfigurant leur intensité. Cette amplitude affective serait donc variable et influerait sur l’intensité des sentiments allant de l’indifférence (degré 0 de l’affect) à l’amour ou la haine, en passant par le mépris ou la sympathie.

Ce degré de  « sensibilité » serait influencé non seulement par la nature de l’objet de l’affect mais surtout par les représentations qu’il convoque chez l’affecté. Il réside donc au sein du sujet affecté mais se construit dans l’interrelation, l’impalpable espace d’échange qui existe entre les deux (sujet affecté-objet de l’affect).

Cette interrelation est elle-même influencée par les attentes et les désidératas du sujet affecté, autrement dit ce qu’il projette sur l’objet, à leur tour influencées par les représentations initiales que le sujet affecté peut avoir de l’affectant (qu’elles soient individuelles ou collectives). De manière cyclique, ces représentations peuvent être influencées par l’affect que le sujet affecté développe.

Au sein de ce schéma, une modification de chacun des éléments (désidératas, représentation, interrelation ou affect) peut donc initier un changement subtil du rapport affectant – affecté.

 

 

Méthode d'analyse et de retranscription des données

 

Afin d’inscrire nos différentes expérimentations dans ce processus de réflexion et d’action sur les affects et les représentations, nous avons créé un tableau d’analyse, représentant chaque rapport individu/lieu étudié, à travers plusieurs catégories : la géographie de chaque lieu-clé (que nous appelons « paysage-totem ») évoqué par chaque individu, les usages faits de ces lieux, les ressources et les moyens mobilisés pour ces lieux, les attentes et les desideratas projetés sur ces lieux, et les interrelations établies avec ces lieux.

La géographie et les usages apparaissent comme des données simples à retranscrire, puisqu’assez concrètes. Les ressources & moyens et les attentes & désidératas réclament eux une déconstruction/reconstruction des discours en fonction d’une analyse psychologique. Les interrelations, elles, représentent le paroxysme de ce travail de traduction. La grande difficulté de ce travail a été pour nous d’éviter les champs de l’émotionnel et du sentimental. Il nous est apparu que la langue française a du mal à définir le terme d’ « affect » et qu’elle a tendance à l’affilier à ceux d’ « émotion » ou de « sentiment », notamment dans les sciences humaines telles que la psychologie sociale et environnementale, le management ou encore la psychanalyse. Effectivement il est courant de dire d’un paysage qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, qu’on le méprise ou qu’il nous rend joyeux etc. Mais il est très difficile de verbaliser une interrelation avec un paysage (de connivence, de parasitisme, de compétition ou d’harmonie), ou un degré d’intensité de cette relation.

Si les émotions et sentiments existent lexicalement par milliers, la notion d’interrelation est plus cryptique. Elle existe dans quelques disciplines, comme la mécanique ou la biologie. C’est au fil de nos entretiens et de nos recherches documentaires sur cette question que nous avons élaboré une liste d’interrelations nous paraissant pertinentes.

 

Par ces tableaux, nous cherchons à faire émerger le processus de formation du rapport affectif homme/paysage sans convoquer le récit de vie, mais plutôt en regroupant des repères spatio-temporels, des données comportementales, des données représentationnelles et des données psychologiques appliquées aux lieux. Ils ne sont en aucun cas destinés à être diffusés, et restent un outil de travail qui nous est propre. Leur élaboration sert notre compréhension des rapports étudiés, en vue d’être en mesure de les représenter par la suite, de manière narrative et non documentaire ni psycho-analytique. 

« Un paysage n’est pas toujours agréable à vivre. Paysage et cadre de vie ne sont pas synonymes. »

Pascal Aubry

 

 

« Le paysage est au pays ce que le moment est au temps. »

François Jullien

 

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