L'affect des lieux
Expérimentations paysagistes en Bergeracois
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Diplôme de paysage . ensapBx . Marie Bretaud & Helena Le Gal
Le mythe démocratique
Dans le projet de paysage, la question la plus fondamentale qui soit est celle du « pour qui ? ». Pour soi ou pour d’autres, pour un privé ou un public, pour des élus ou des électeurs, pour des femmes ou des hommes, des personnes à mobilité réduite ou non, des jeunes ou des âgés, pour des étrangers ou des natifs, pour des riches ou des pauvres. Pourtant, à mon sens, dans la majeure partie des projets les plus visibles, ceux des espaces publics, c’est aussi celle à laquelle personne n’ose répondre. Effectivement, le projet public se pose comme une réponse pour monsieur tout le monde, pour le tout à chacun, celui qui doit correspondre à tous les besoins, tous les usages, tous les profils d’individus, en lissant les « publics » derrière des valeurs dites universelles, ou objectives. On peut rapidement s’en apercevoir en s’intéressant au champ lexical du rapport à l’humain qui fleurit dans le vocabulaire des concepteurs : « les usagers », « les utilisateurs », « les grouillots », « les habitants », « le public », « les acteurs », « les agents » etc etc.
Autant de mots fourre-tout qui permettent, derrière des couleurs soi-disant démocratiques, d’esquiver les véritables questions : en tant que paysagiste, quand je réponds à la conception d’un espace public, le fais-je pour l’élu qui me le demande, pour moi-même, concepteur potentiellement carriériste, pour les personnes qui l’habitent, ou encore pour les nouvelles personnes –sûrement plus riches, qui l’habiteront quand il sera construit ?
Le triptyque écologie/économie/social par exemple -fondement du développement durable, conception portée par les grenelles de l’environnement- pose des questions quant à ses véritables objectifs. Défend-il de réelles politiques écologues, ou permet-il un simple « verdissement d’image », un greenwashing, qui dissimule et cautionne une forme d’embellissement à but lucratif ? Défend-il encore des formes économiques alternatives au modèle libéral, ou est-il au service de lobbyings majoritaires ? Enfin, œuvre-t-il à l’amélioration de toutes les situations sociales, ou à leur ségrégation ? Dans ce contexte, la « mixité sociale » que les territoires brandissent comme fer de lance de l’urbanisme est-elle une valeur réelle ou creuse ? Est-elle un objectif sincère ou a contrario un voile masquant des injustices sociales ?
Les bannis et les colons
Dans le cas d’une pratique paysagiste « commune », celle la plus médiatisée, relative à l’aménagement pur et dur des territoires, le déni de ces questions, me semble-t-il, permet à la grande dynamique de gentrification qui croît depuis une vingtaine d’années, de continuer à se développer. Le paysagiste, au lieu d’améliorer les conditions de vie d’individus installés, est alors l’émissaire de bannissements et en même temps de « colonisations », responsable de nouvelles typologies urbaines, comme les banlieues popularisées et les centres-villes embourgeoisés, dans le cas des territoires urbains surtout, mais ruraux aussi quand ils patrimonialisent leur centre historique et résidentialisent leurs périphéries. Nous –concepteurs- transformons ainsi le profil économique et social de certains espaces, au profit exclusif d'une couche sociale supérieure et au dommage de celles défavorisées. Nous sommes alors au centre des mécaniques de gentrification et de paupérisation.
Dans cette forme de pratique, la question du « pour qui ? » est une vraie fausse question : les électeurs –le contribuable- sont presque toujours satisfaits des nouveaux équipements (« c’est mieux qu’avant »), et convaincus que l’aménagement est une réponse indéniable à l’amélioration de leur « cadre de vie », parallèlement à leur pouvoir d’achat ; et de leur côté les élus sont assurés des aboutissants de leur commande puisqu’ils rédigent les cahiers des charges des projets et ont tout pouvoir pour intervenir dessus (leur but étant majoritairement de renouveler leur mandat). Non conscients de ces complexités, nous paysagistes, nous contentons de résoudre les problèmes plus concrets, de l’ordre de la composition, de la faisabilité, de la gestion, de l’image vendeuse et du projet docile. Parfois si nous en sommes conscients, nous tentons par les mêmes outils (ceux de l’aménagement), mais élargis à des manières de faire plus « alternatives », de contrecarrer les enjeux de ces manipulations sociales ; malheureusement nous finissons souvent par nous rendre cautionneurs des dynamiques urbanistiques contre lesquelles nous pensons agir, et les outils alternatifs deviennent une sorte de mode, branchée, à tendance « bobo ».
Alors, pour qui ? Pour nous qui tentons d’obtenir des marchés de concepteurs, pour l’électeur fantôme qui sera sans doute séduit par nos images et satisfait de l’évolution de son environnement, pour l’élu qui veut se faire réélire ?
Les espaces globaux et les personnes globales
Au-delà de tout cela, le « qui ? » concret de l’espace public urbain, celui qui l’habitera, le traversera, ayant tendance à se mondialiser, il devient facile pour nous de ne même plus le questionner. Ce lissage, qui fait glisser la question du destinataire de l’ « individu » à la « population », est sans doute à mettre en lien avec le phénomène de « ville monde » (ou « ville globale ») : historiquement, tout essor territorial est motivé certes par la réponse à une croissance démographique, mais avant tout par la cause de cette dernière : le développement économique. Il s’agit bien pour les territoires, de rassembler géographiquement des pouvoirs de commandement économique, de monopoles de matière grise et d’innovation, d’accessibilité par les infrastructures de transport et de communication qui faciliteront les flux de marchandises, de capitaux et d’informations, ainsi que l’immigration… L’aménagement apparaît donc comme le gage d’une évolution méliorative dans les représentations qu’un territoire peut faire émerger à son propre sujet, autrement dit comme la preuve d’un rapport superlatif à son passé et/ou à un extérieur. Permettre à un territoire de se représenter lui-même revient à illustrer les atouts qui le caractérisent, donc à le rendre attractif, et in fine, c’est lui assigner un rang sur la scène mondiale. Cette forme de compétitivité des territoires autour de leur poids économique est sans doute à l’origine du phénomène de métropolisation que nous vivons actuellement. Ceci est à comprendre à travers plusieurs échelles : au-delà de la course mondiale, on peut évoquer celle continentale (la métropole européenne), celle nationale et ainsi de suite jusqu’aux territoires communaux. Cette concurrence territoriale contribue donc à une forme de mondialisation, et réciproquement, le phénomène de globalisation contribue à façonner des territoires globaux et compétitifs. On comprend alors mieux les enjeux des tertiarisations, verticalisations, gentrifications, évictions et ségrégations systématiques.
Mais il y a d’autres pratiques à prendre en compte dans les champs d’action des paysagistes. Elles sont difficiles à défendre, car relevant d’un autre domaine que l’aménagement, celui par exemple de la culture. Il n’y a pas paysage s’il n’y a pas culture de paysage. Et comme dit précédemment, la culture française actuelle sur ces questions se limite majoritairement à la notion de verdissement. Pour changer les manières de faire, il faut donc agir en amont de l’action matérielle et foncière, et préférer se pencher sur d’autres outils et d’autres territoires –peut-être plus délaissés de l’économie de marché.
Il faut regarder ailleurs et/ou autrement, montrer d’autres paysages, d’autres manières de les regarder et surtout de les vivre. Depuis quelques décennies, les regards se sont effectivement déplacés : l’histoire a mis en opposition deux sortes de tissu territorial, l’urbain et le rural (la ville et la campagne). En milieu rural, on s’est étonné, notamment à travers la photographie, des formes découlant de l’exode rural et de l’expansion urbaine (banlieues pavillonnaires, zones industrielles et artisanales…), d’où les cortèges de représentations à ce sujet depuis la fin du XIXè siècle, depuis les campagnes photographiques américaines jusqu’à celles de la DATAR en France par exemple, avec des Doisneau, Depardon etc. Mais si aujourd’hui il existe encore un écart sémantique entre ruralité et urbanité, les processus de globalisation restent efficients partout. Les campagnes se sont bien largement américanisées et leurs systèmes économiques ne sont pas forcément moins mondiaux que ceux des villes. Dans ces espaces et les projets qui les concernent, la question du « pour qui ? » se pose malgré tout autrement. Les liens sociaux y étant souvent plus distendus que ceux qui existent dans les territoires urbains, la notion d’individu prime sur celle de population. Sans être mieux ou moins bien, les récits de vie y sont plus variés, parce que plus rares aussi, et sans doute moins globalisés, plus vernaculaires. Bien que tout cela se brouille actuellement par des phénomènes telles que la rurbanisation, ou que les zones rurales périurbaines, à l’anonymat des grandes villes s’opposent encore les relations personnalisées des campagnes ; les activités économiques y sont en effet marquées par l’importance de l’agriculture, pratique dénotant un rapport homme/terre synergique unique. Le « qui » y est moins anonyme, il laisse des traces. Nous y sommes plus méticuleux sur nos réponses.
Les inégalités territoriales
Malheureusement ces espaces ruraux souffrent bien souvent d’inégalités territoriales. L’exode rural, le niveau de qualification des populations, les spécialisations et la productivité, l’intensité insuffisante des services publics, les faibles niveaux de revenu, les gouvernances complexes, sont autant de facteurs discriminants qui n’aident en rien à leur développement. Le « qui ? » personnalisé pourrait donc trouver des réponses, mais les moyens suffisants à cela ne sont a priori pas mis à disposition.
Dans le cas des SCoT par exemple, on différencie deux types de structures : ceux dits ruraux et ceux dits urbains. L’existence même de cette différenciation toponymique annonce clairement une disparité. Si l’on se penche en détail sur le phénomène, il apparaît une réelle inégalité de moyens, entre « SCoT des villes et SCoT des champs », mais peu d’études renseignent sur la concrétude des mécanismes restant tacites. C’est sur le terrain, au contact des syndicats à l’œuvre, que l’on peut mesurer les contraintes réelles de tels dispositifs. On peut quand même noter que de manière générale, le coût global d’un SCoT est la somme de frais multiples, à la fois en investissement et en fonctionnement : concertation-communication, fonctionnement et animation de la structure porteuse, élaboration des études (SCoT en lui-même, études complémentaires, enquêtes publiques…). Si le coût des études est directement lié au SCoT, les coûts de fonctionnement, d’animation et de communication sont indissociables de la nature de la structure porteuse (syndicat mixte, EPI). Il faut donc analyser d’une part le coût réel de l’élaboration, et d’autre part les frais de fonctionnement/animation. On peut premièrement supposer qu’un territoire rural bénéficiera de moyens de fonctionnement-animation plus faibles qu’un territoire urbain. Deuxièmement, il s’avère après étude que les SCoT ruraux coûtent plus cher par habitant que les SCoT urbains (2.30€ pour l’urbain, 2.50€ pour le périurbain, 3.70€ pour le rural et 3.30€ pour le très rural).
Donc si le SCoT rural coûte plus cher, et bénéficie de moins de moyens sur place, la dernière question pouvant répondre à la réalité d’une disparité urbain/rural est : sont-ils financés par l’Etat à parts égales, ou au prorata de leur quotient besoins/moyens ?
Ces projets intercommunaux étant issus de la loi SRU du 13 décembre 2000, autrement dit étant historiquement récents, peu de retours existent sur leurs failles, impacts et autres engrenages post-projet. On peut par contre constater que depuis cinq ans, soit depuis l’existence du congrès national des SCoT, une politique de soutien aux territoires ruraux se développe. La dernière aide en date, décidée suite aux rencontres 2014 qui ont eu lieu à Bergerac, s'adresse à des établissements publics compétents (le projet de loi ALUR devant clarifier les critères d'éligibilité à ce statut) constitués dont le périmètre arrêté comprend moins de 100 000 habitants. Elle consiste en un soutien financier, calculé sur la base de 1€ par hectare composant le périmètre du SCoT. Ce mode de calcul semble de nature à encourager la constitution de grands périmètres, en tout cas plus proches de l'échelle d'un bassin de vie que de celle plus restreinte d'une seule intercommunalité. Sur ces périmètres le ministère a choisi de soutenir financièrement l'élaboration de PLUi. Il est à noter que le soutien ministériel est également méthodologique via l'animation d'un « Club PLUi » destiné aux lauréats de ce dispositif. On comprend alors vaguement que les territoires ruraux nécessitent des aides ministérielles, que ces dernières sont attribuées par une mise en concurrence des territoires, et qu’elles motivent la création de territoires ruraux compétitifs donc globalisants.
L’exemple du SCoT Bergeracois est assez éloquent, quand on arrive à concevoir qu’il est géré par deux personnes seulement, qu’il concerne 66 communes, et que la structure s’endette au fil des impayés de certaines communes sensées cotiser…
Dis moi où tu habites, je te dirais si tu es moche
Toutes les questions foncières que soulève l’aménagement et l’urbanisme en général, tous ces rapports d’inégalités, d’évictions et d’hégémonies, mettent bien en jeux des espaces et des personnes dans des systèmes de valeur. Et si les espaces ont une valeur, allant croissante du bas lieu au haut lieu, quid des gens qui les habitent ou les fréquentent ?
Dans le cas de la banlieue, on se trouve face à un phénomène polysémique, où les lieux et les individus sont tantôt désignés péjorativement (populaires), tantôt appréciativement (bourgeois). Le mot en lui-même –banlieue, qui au Moyen Age indique le territoire soumis à la juridiction d’un seigneur, lieu d’exercice d’une autorité autrement dit, se développe largement en Europe au cours du XIXème, pour se doter de connotations dépréciatives.
L'espace périphérique des grandes agglomérations est alors regardé comme le lieu où vit une population qui conserve des attitudes provinciales, vues comme arriérées, car géographiquement proche de la ville, mais culturellement différente. Dans les Misérables de Victor Hugo, la chanson de Gavroche exprime bien les valeurs qui peuvent lier un espace et une population ; lorsque l'autorité fait donner des gardes nationaux de banlieue contre les émeutiers de juin 1832, Paris chantait :
On est laid à Nanterre,
C'est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau,
C'est la faute à Rousseau.
La déclinaison du mot fait émerger un nouveau vocable péjoratif, qui éclate lors d’une polémique où des élus de Paris accusent des élus de banlieue d’être des ruraux, attardés et réactionnaires, des « banlieusards ». Le terme s’édulcore quelque peu par la suite, venant à désigner plus simplement les employés et ouvriers qui, résidant en banlieue, venaient et viennent encore travailler tous les jours à la capitale, par les chemins de fer, les tramways ou les bateaux, aujourd’hui par le périphérique, le RER ou le métro…ceux qu’il est convenu d’appeler les gens des « migrations alternantes » ou des « mouvements pendulaires ».
Banlieue en vient, au singulier comme au pluriel, à désigner les quartiers populaires en périphérie des grandes villes, tout particulièrement les grands ensembles ou les cités d’après-guerre. Ces lieux sont réputés concentrer aujourd’hui une population de nationalité ou d’origine étrangère, principalement d’Afrique du Nord et, plus récemment d’Afrique noire. Dans la presse et dans le langage courant, le mot sert de désignation commode pour la population dite « immigrée ». L’intégration spatiale dont fait l’objet cette population semble bien être à l’image de son intégration sociale, dite « difficile », expliquée par le chômage de masse apparu à la fin des années 1970 ou les discriminations diverses d’ordre culturelles. Plusieurs euphémismes, issus d’ailleurs du langage administratif, apparaissent, comme « quartiers sensibles », ou même « les quartiers » tout court, permettant d’éviter la controverse.
Mais à Paris, la banlieue qui se développe d’abord début XIXè, avec les communes de Maisons-Laffite et Le Vésinet, est bourgeoise, et c’est pour la desservir et non tenter de la réintégrer, que le chemin de fer apparaît.
Autrement que par des formes collectives, qui favorisent les clichés dans les représentations, la réponse pavillonnaire propose une ambiguïté, en tous cas une polysémie quant à la construction et au peuplement de nombreuses zones suburbaines. Depuis la fin du XIXe, le phénomène des lotissements en banlieue représente la principale offre de logement, pouvant correspondre à toutes les classes sociales. Certaines banlieues, les pauvres, sont donc des terres d’exclusion réputées populaires et insécurisantes, d’autres, qu’on appelle résidentielles et pavillonnaires, sont habitées par les classes moyennes et réputées tranquilles, ou par les classes riches, réputées chics, bourgeoises voire guindées.
Côté banlieues rurales, celles des « néo-ruraux », on se plaint ces dernières décennies d’une colonisation massive et disgracieuse. De nombreux terrains agricoles en déclin, pour cause d’absence de relais professionnel, de difficultés financières dues aux politiques sur l’agriculture ou de pression immobilière, se transforment effectivement en terrains pavillonnaires. Faut-il en vouloir aux habitants de ces nouveaux terrains ? Les accuser de « défigurer » les paysages avec leurs pavillons laids, enduits, leurs volets colorés, leurs gazons tondus etc ? Ces bannis des villes, qui ne peuvent pas habiter le centre, pour des raisons financières, ou ne veulent pas, au nom d’un fantasme champêtre, ces fameux déserteurs urbains et chasseurs d’agriculteurs, sont enviés par certains, pour le « cadre de vie » qu’ils acquierrent avec leur logement, et méprisés par d’autres pour le décalage qu’ils incarnent par rapport à la nature des lieux, avant tout rurale.
On oublie souvent que le terrain qu’ils habitent leur a été vendu, soit par un agriculteur, soit par un promoteur (peut-être appuyé par des architectes et/ou des paysagistes), soit par un maire, et que cette population néo-rurale représente le dernier moteur économique des territoires concernés. Donc que répondre quand les territoires se plaignent de cette « expansion périurbaine » alors que ce sont leurs élus qui la laissent s’opérer ? Et aux ruraux qui se plaignent de voir leurs terrains diminuer ou leurs vues se gâter, alors qu’ils participent aux mutations par les ventes foncières ?
Dans ces gymnastiques de classification, sociales et spatiales, il reste amusant de constater que chacun est toujours le moche d’un autre.
Pour qui pour quoi ?
Digression sur la destination des projets de paysage
AVANT-PROPOS
& INTRODUCTION
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